Le traitement du kreyòl dans les trois premiers romans de Gary Victor
- Frenand Léger

- 20 oct.
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Né à Port-au-Prince le 9 juillet 1958, G. Victor fait partie de la génération d’écrivains haïtiens contemporains nés sous la dictature des Duvalier et ayant vécu sur place à l’âge adulte les dérives post-duvaliéristes. Cette tranche d’histoire socio-politique de la vie haïtienne est reproduite dans son œuvre avec la même lucidité et le même souci d’objectivité que dans les œuvres réalistes traditionnelles du XIXe siècle. La volonté d’écrire la réalité socio-politique et culturelle haïtienne, l’acuité de l’observation traduite par la valeur documentaire de la fiction de G. Victor, semblent être un héritage familial, puisque son père, René Victor, était journaliste et sociologue. Ses expériences personnelles multiples et variées comme agronome en milieu rural, fonctionnaire dans l’administration publique et comme journaliste, lui ont sans doute également fourni les bases nécessaires pour être aujourd’hui l’un des écrivains haïtiens les plus prolifiques et les plus lus de son pays. Il est, comme le souligne N’Zengou Tayo, l’«un des rares écrivains [haïtiens], publié localement, à vendre rapidement ses livres et à être réédité2» (1998, p. 260). Ses trois premiers romans, Clair de manbo (1990), Un octobre d’Elyaniz (1992) et La piste des sortilèges (1997), ont tous été écrits et publiés à l’origine en Haïti. Si ces trois romans nous intéressent particulièrement dans le cadre du présent article, ce n’est pas uniquement parce qu’ils sont des produits littéraires locaux, mais c’est aussi et surtout parce que les occurrences de la langue kreyòl constituent une part importante de leur masse verbale. Sachant que G. Victor a également publié près d’une quinzaine de recueils de fictions brèves dans lesquelles il intègre ad libitum le kreyòl, il nous semble utile de chercher à déterminer le rôle de la langue haïtienne dans l’économie générale de l’œuvre romanesque de cet auteur haïtien de langue française.
L’usage de la langue kreyòl, la brièveté textuelle, la démultiplication narrative et la polyphonie énonciative permettent à G. Victor de pratiquer non seulement le genre du récit court à l’intérieur du genre romanesque long, mais surtout d’exploiter littérairement les ressources de l’oralité haïtienne. Le lodyans3, ce genre de récit conçu dans l’oralité kreyòl, prend tellement de place dans ses trois premiers romans qu’Hoffmann4 (1995, p. 217) considère ces œuvres comme des «lodyans » plûtot que comme des «romans». Pour insérer les traits de l’oralité kreyòl dans ses œuvres d’expression française, il emploie en effet des procédés diégétiques ainsi que langagiers. Sur le plan diégétique, le romancier-lodyansè utilise à la fois des extraits de chansons, de récits traditionnels, de mythes et de légendes vaudou, des descriptions de scènes de pratiques magico-religieuses, ainsi que des références à ces éléments de l’oralité. Sur le plan langagier, l’oralité se manifeste à travers la créolisation5 linguistique du français qui s’opère par des emprunts lexicaux et syntaxiques à la langue nationale haïtienne. C’est précisément cette créolisation linguistique qui nous intéresse dans le cadre restreint du présent article. Il s’agit en fait d’évaluer du mieux que l’on peut les qualités esthétiques et les enjeux d’une telle pratique littéraire. L’auteur des trois romans en question, est-il un simple scribe «francophone» réaliste se souciant d’assurer la vraisemblabilité de son œuvre ou un marqueur de parole populaire haïtien en quête de la mémoire collective, en quête de soi? Comment comprendre sa démarche esthétique? Faut-il voir dans sa créolisation du français le signe d’une revendication identitaire, d’une certaine «haïtianité littéraire»? S’agit-il d’une poétique de créolisation allant dans le même sens que celle de certains brillants prédécesseurs, tels que Justin Lhérisson ou Jacques Roumain par exemple?
L’étiquette «haïtianité littéraire» présuppose l’existence d’une littérature produite dans l’espace difficilement délimitable de la nation haïtienne à l’époque actuelle. Hérité du XIXe siècle européen, ce lien étroit entre littérature et nation est en train de se distendre dans le monde d’aujourd’hui où les frontières sont progressivement abolies par les technologies de l’information et de la communication qui s’avèrent de plus en plus efficaces, sans parler des mouvements migratoires. Favorisant un brassage considérable des cultures, le phénomène de la mondialisation rend en effet poreuses les frontières nationales. Plusieurs écrivains, qui souhaitent justement prendre leurs distances par rapport à des étiquettes telles qu’«écrivain haïtien», «écrivain antillais», «écrivain négro-africain» ou encore «écrivain francophone», visent l’universel en se positionnant plutôt comme des écrivains cosmopolites. Compte tenu des problématiques interculturelles et sachant par ailleurs que la langue ne suffit pas à elle seule pour conférer une identité culturelle incontestable à l’œuvre littéraire, il devient de plus en plus difficile, comme l’explique Jean Derive6 de parler d’identité culturelle en littérature. En ce monde hypermoderne7 d’appartenances multiples, d’identités démultipliées où le lien de territorialité entre l’individu et sa terre natale ne fait presque plus de sens et où l’on prône la «dénationalisation de la littérature », en remettant constamment en question la validité́ scientifique des frontières nationales en littérature dans des débats autour de concepts et notions comme «poétique globale de la relation», «Tout-monde», «littérature-monde», «déterritorialisation», «mondialisation culturelle», «littératures du grand Sud», il peut paraître démodé et même arriéré de vouloir discuter ici de la question de la littérature nationale haïtienne ou pire encore d’«haïtianité littéraire».



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